Texte original de Taos Amrouche écrit pour la première édition du disque “Chants espagnols de la Alberca” (1972)
Nommée pensionnaire à la Casa Velasquez à Madrid, pour une mission de “recherche des survivances de la tradition berbère dans le folklore ibérique”, Taos Amrouche a entrepris en 1942 de recueillir, dans un village d’Estramadure, des Chants populaires archaïques, transmis par tradition orale.
“Il s’agit de chants populaires, transmis de bouche à oreille, que je suis allée cueillir à la source, voici trente ans, sur les lèvres d’une vieille brodeuse d’Estramadure, au visage sévère et à l’oeil bleu, dans le village médiéval de La Alberca, entièrement classé monument historique, situé à 80 kilomètres au sud de Salamanque et proche à la fois du monastère de la Peña de Francia, haut lieu sur le chemin de Compostelle, et de Las Jurdes, effroyable contrée d’où Luis Bunuel devait rapporter son film “Terre sans pain”. Ces chants monodiques sauvés de l’oubli, je les ai patiemment, amoureusement appris au cours d’une mission dont, en 1940, j’avais été chargée, en qualité de Pensionnaire de la Casa Velasquez – équivalent espagnol de la Villa Médicis, à Rome – : Recherche des survivances des traditions berbères dans le folklore ibérique. L’aventure commence pour moi en mai 1939, avec le Premier Congrès de Musique Marocaine de Fès où, pour la première fois, dans une longue robe de laine blanche ornée d’un unique mais symbolique pendentif kabyle rehaussé de corail et d’émail, je chante en public, au Palais du Batha, nos chants rituels berbères du Djurdjura. Parmi les éminentes personnalités rassemblées, un homme est comme foudroyé par ces chants “montés du fond des âges”, c’est le grand hispanisant que fut Maurice Legendre, alors directeur de la Casa Velasquez. Historien, humaniste, follement épris d’une Espagne ardente, il ressemble à un moine guerrier avec sa forte carrure et la trempe de son caractère. Frappé par la similitude entre le chant profond berbère et le cante jondo dans sa forme la plus archaïque, il m’indique avec autorité mon chemin. “L’Espagne n’a pas été conquise par des Arabes, mais par des Berbères, me déclare-t-il. On ne parle que de la seule influence arabe, mais n’est-ce pas Tarik, un Berbère, qui, le premier, vers 711, franchit le détroit de Gibraltar auquel il donne son nom ? Ne sont-ce pas deux dynasties berbères, les Almoravides et les Almohades, qui, pendant deux siècles (onzième et douzième) unirent l’Andalousie au Maghreb? Enfin, durant sept siècles, ne sont-ce pas toujours des Berbères qui, alimentant en permanence les armées au combat, se mélangent intimement aux populations espagnoles, en particulier dans les campagnes, en raison de leur origine paysanne ? Par conséquent ces Berbères ont laissé forcément des traces dans le comportement des hommes, les mœurs, les coutumes et les traditions, les légendes et chants populaires, ainsi que dans les noms donnés aux villages. A vous de relever d’instinct la trace de vos lointains aïeux… C’est un devoir absolu dont seule vous pouvez vous acquitter en raison de la vénérable tradition que vous incarnez.” – “Mais je ne sais ni l’espagnol ni le solfège !” ; “En trois mois vous saurez suffisamment d’espagnol. Quant à la musique, gardez-vous surtout de l’apprendre !” Résister à ce visionnaire mélomane était impossible. Je partis, en dépit de la guerre, à la façon d’un chien de chasse, traversant le Maghreb de Tunis à Tanger, empruntant moi-même le chemin de Tarik, celui de Gibraltar !
Une figure se détache, qui fait pendant à celle de ma mère Fadhma Aïth Mansour, c’est la figure de Beatriz Mancebo Alonzo, appelée par tous Tía Beatriz (elle est morte il y a plus de dix ans, il m’est doux de lui rendre ici hommage). Imaginez une petite vieille au beau visage dessiné et à l’œil clair, proprette, agile, et qui serait comme le génie tutélaire de ce village de La Alberca préservé miraculeusement des remous et où bêtes et gens vivent en bonne intelligence, comme dans nos montagnes du Djurdjura. L’atmosphère est biblique… Une reine abeille est au milieu d’un essaim de jeunes filles qui brodent. La tête sévèrement prise dans un foulard de soie noire (comme autrefois nos femmes kabyles), elle les guide. C’est la Tante Beatrix, qui se souvient de tout et connaît tout. Ma fierté est de l’avoir découverte la première sans que Maurice Legendre ait eu à me l’indiquer. Mon instinct m’assure qu’en cette vieille brodeuse doivent dormir des chants très anciens. Mais comment me la concilier ? Les grands informateurs, gardiens du passé, sont difficiles à approcher. Pour qu’ils consentent à vous initier, à passer le flambeau, il faut mériter leur confiance et être élu par eux. Alors seulement s’opère un mystérieux échange… Je me décide à chanter les jotas apprises en Aragon : je chante à en faire vibrer les murs de l’ouvroir. La Tía attache sur moi son regard de bleuet fané : il est plein d’un étonnement émerveillé. “Dans ma jeunesse, dit-elle à ses élèves, c’est avec un cœur et une voix semblables que je chantais !” La partie pour moi était gagnée. Je dus attendre néanmoins plusieurs mois avant de pouvoir me mettre effectivement à son école. Et ce n’est qu’au printemps 1942 qu’elle consentit enfin à me livrer quelques-uns de ses trésors… Il pleut sur le jardinet de la Tía. Il fume dans la cuisine où elle m’introduit un soir. La cheminée est si vaste que la vieille brodeuse y disparaît presque. Mais voici qu’au moment le plus inattendu, alors quelle faisait frire du lard pour son omelette, la chère Tía se met à chanter la fameuse Complainte de San Antonio tant promise, d’une voix aussi vieille que le monde, fragile par endroits, comme un fil prêt à se rompre avec des éclats imprévisibles et bouleversants et une incroyable énergie intérieure. “San Antonio bendito tiene una cabra…” “Le Bienheureux Saint-Antoine a une chèvre…” Elle chante, le visage illuminé par la flamme du foyer et par la joie, brandissant la poêle et faisant sauter sa tortilla. Tandis que je demande à ma mémoire un immense effort et prie la brodeuse de répéter, jusqu’à ce que je puisse reproduire moi-même, sans l’altérer, chaque phrase de la mélopée étrangement familière…
Je répétais patiemment, inlassablement, durant des soirées entières, chaque motif, chaque arabesque chaque vers, suspendue avec anxiété à l’appréciation de ce juge sévère mon regard attaché aux mouvements de ses lèvres minces, aux expressions de son beau visage austère. Dans le silence de ma chambre quasi monacale, il me semblait entendre chanter en moi, comme si je l’eusse réellement enregistrée, la voix poignante de la Tía. C’était la nuit surtout que se produisait le phénomène. J’écoutais avec une attention presque douloureuse en retenant mon souffle. Et j’essayais en imagination d’imiter le dessin mélodique, de l’épouser étroitement, de m’approprier en un mot, le style incomparable de la brodeuse, car la voix de la Tía habitait ma mémoire comme l’avait habitée auparavant celle de ma mère durant mon initíation aux chants des ancêtres. Mais quelle angoisse, quel désespoir chaque fois que cette voix cessait de chanter en moi ! C’était comme une source qui, soudain, disparaissait sous terre. Je me sentais perdue, n’ayant aucun point de repère, puisque je ne savais pas le solfège. Au reste, le compositeur Turina, et Ricardo Viñes, l’inoubliable pianiste et poète, de même que le Padre Otaño, directeur du Conservatoire de Madrid, m’avaient expressément recommandé de ne pas apprendre la musique, pour n’être pas amenée à mon insu à altérer les chants que je souhaitais sauver, ce qui devait m’être confirmé par la suite. Il me fallait attendre le moment de grâce où, mystérieusement, à la faveur d’une promenade mouillée ou d’une insomnie, la voix se remettait à s’élever dans mon souvenir… Aujourd’hui, nul ne connaît plus ces affres. Il suffit aux chasseurs de sons de brancher une prise. Grace au magnétophone, chacun peut s’improviser chercheur, ethnomusicologue et s’imaginer rapporter des documents précieux. Mais en se fiant à cette seule méthode, que rapporte-t-on le plus souvent ? Est-ce bien là la meilleure façon d’entrer dans le mystère, de désarmer la méfiance des dépositaires de la sagesse des générations, de s’incorporer une voix, avec toute sa charge émotionnelle, une voix porteuse du message d’une ethnie, d’un monde infiniment lointain et proche, accordé au rythme vrai des saisons, à la montée de la sève, à la respiration de la terre et du ciel ? Ces vieux chants ibères qui depuis trente ans m’accompagnent, qui ont comme filtré dans mon sang et que je chante de plein droit, une Espagnole les chanterait-elle avec le même accent que moi, Maghrébine ? Certainement non, car il est clair que je rends plus évidente leur parenté avec ceux de ma race. Mais il est pour moi merveilleux que cette interprétation n’ait jamais été contestée par personne, tant en Espagne qu’en France, et que les plus difficiles aient accueilli comme la restitution du style originel “La Complainte de San Antonio’’, celle de “Calores” – “la Fille du fleuve” -, les aubades de noces, ou encore tel chant de la femme abandonnée qui, selon Rafael Heredia, serait à coup sûr une Petenera primitive, tous ces chants qui portent en eux les cadences de nos chants de la meule ou l’ampleur solennelle et la rigueur archaïque de nos chants de procession les plus nus, sont-ils des chants berbères ? La parole est aux spécialistes. Je puis affirmer pour ma part que sur ces monodies espagnoles viennent s’ajuster, en vertu d’une harmonie préétablie et selon nos lois tacites et rigoureuses, nos poèmes kabyles. Si bien que si je chante dans ma langue ces monodies de la Tía Beatriz, l’effet est si saisissant que l’on en reste émerveillé et confondu.
Je défie quiconque de trancher : Maurice Legendre, Roland Manuel, Yvette Grimaud et tous ceux qui m’entendirent tenter cette expérience – notamment avec les Aubades sacrées de sainte Agathe – eurent le sentiment que ces chants ibères retrouvaient comme leur identité première… Ces chants archaïques de La Alberca demandaient à être transcrits, ce dont s’est acquittée Yvette Grimaud, avec sa générosité coutumière, et gravés sur disques, pour être entièrement sauvés. Il me restait donc à opérer une jonction avec un musicien traditionnel espagnol qui eût réagi devant eux avec son instinct profond et les eût reconnus comme faisant partie de son patrimoine. Le destin me présenta le danseur-guitariste Rafaël Heredia. Dès le premier regard, j’ai su qu’il était un artiste inné. Gitan par ses père et mère, conscient de sa fière appartenance, il se présente avec une noblesse à la fois simple et cérémonieuse. Sur scène, sombre et beau comme son nom, il tranche, dès qu’il apparaît : il se distingue des autres par le délié de sa silhouette et par l’ardeur sauvage qui l’anime et sa ressemblance avec un pur-sang immédiatement s’impose. Dès qu’il danse, avec le feu sacré de ses ancêtres gitans, cette ressemblance s’accentue. Formé à l’école de la grande Carmen Amaya – qui fit de lui un premier danseur -, voué à la danse depuis l’âge de cinq ans, attentif à recueillir l’enseignement des Maîtres du style le plus pur, il s’est jusqu’ici refusé obstinément à trahir la tradition de la vraie danse flamenca, du vrai Cante jondo, dont il dit “qu’il se donne mais ne se vend pas”. Mais Rafaël Heredia n’est pas seulement un admirable danseur-chorégraphe qui parcourut le monde aux côtés des héritiers de la tradition gitane les plus authentiques, il est également guitariste, guitariste instinctif, amoureux fou de cet instrument ensorcelant qu’est une guitare pour tout Gitan. Je n’étais pas à la recherche d’un musicien méthodique et savant, mais d’un accompagnateur capable de jouer d’oreille et de me suivre dans les “montées progressives” de certains chants, caractéristiques de toute transmission vive. Il n’était pas facile de s’accommoder de ma manière d’articuler et de rythmer, ni des surprises d’une voix naturelle et libre. “Taos, tu danses avec ta voix !”… Il est allé en Espagne chercher la guitare, en palissandre, de ses rêves, qui sonne comme un instrument ancien. Cette guitare couleur de miel comme son propre visage, et dont il ne se séparera au cours de notre récital au Théâtre de la Ville que le temps d’improviser une danse de trois minutes sur la Petenera archaïque rapportée de La Alberca, défiant ainsi toutes les superstitions que les Gitans attachent à ce chant superbe et fatal.
Taos Amrouche