Je me remémore encore et de façon presque régulière, avec une telle intensité et clarté des images qui font que l’on croirait que cela datait d’hier, malgré les 50 ans qui nous séparent des événements, les actes de ce harki qui me renvoyait constamment cette image insupportable d'une bête sauvage animées par ses seuls instincts et ses mouvements commandés exclusivement par son système neurovégétatif. Un être privé de son Cortex, de toute activité intelligente. Un forcené, une espèce de sanglier qui se rue aveuglément sur les obstacles que sont ses victimes qui, pourtant ne sont pas forcément ses propres bourreaux. Voila la description que je pouvais faire de cet individu quand je n'avais que 10 ans. J’ajouterai que son physique, son corpus si vous voulez, reflète bien ce qu’il peut renfermer dans son crane comme mécanismes physiologiques. Un hard, au risque de faire dans le délit de faciès, bien adapté aux actions brutales, irréfléchies, injustes et dévalorisantes. Les yeux gros et exorbitants, cernés par de longues et larges sourcils noires, le tout dégageant une expression bête, colérique et belliqueuse, comme ceux d’un chien bouledogue a l’affut de sa proie. Les lèvres charnues, les cheveux crépus, les épaules larges, les fesses exorbitantes. Il menace dans une voix qui s’étouffe progressivement au fur et à mesure qu’il débite ses flots de rancœurs, la bouche béante libérant de la bave à profusion. Pour paraphraser cette description je dirais, qu’à s y méprendre, il est la photocopie conforme d’un certain Bouhraoua, un tristement célèbre goumi qui a fait parler de lui en matière de répression de la femme. Ce terrible harki venu d’ailleurs, je me souviens très bien, c’était quand j'avais 10 ans, en 1960, devant la porte de la S.AS, donnait des coups de pieds au ventre a deux femmes jeunes et belles comme le soleil et la lune, devant le regard paralysé de dizaines d’enfants. Le motif de ce supplice a ciel ouvert : les deux jeunes femmes étaient soupçonnées de participation à la lutte de libération.
Voila pour la comparaison entre deux bêtes sauvages, brutes, criminelles, insensibles, viles que l’histoire retiendra de la bouche de l’enfant de 10 ans que j’étais.
Il jura de régler ses comptes à toute la famille dont pourtant, un seul membre, avait eu maille à partir avec lui du temps ou il était soupçonné de collaboration par l'organisation FLN de 1954.
En fait, il aurait été supplicié par des membres d'un commando FLN, en raison de ses fréquentes fréquentations de l'autre camp. Le camp de l'envahisseur, du colonisateur français.
Il travaillait même au camp des chasseurs alpins. Son père aurait été, dit-on, liquidé par les "frères" du FLN pour le même motif. C'était le début de la révolution, les liquidations de part et d'autre étaient, en cette année 1955 choses fréquentes.
Depuis, ce harki jurait à qui veut l'entendre qu'il allait se venger sur tous les membres de la famille du fellagha qui l'avait torturé, interrogé pour avoir souvent fourni aux soldats du commandement des chasseurs alpins des renseignements sur les hommes de l'organisation de la résistance armée. Les soupçons qui pesaient sur le harki étaient trop lourds pour les prendre à la légère en cette phase préparatoire de la lutte armée dans cette région de la Haute Kabylie, la commune mixte du Djurdjura.
On lui aurait même ouvert des fentes dans son corps, en forme de poches dans sa chair qu'on remplissait de sel. Une technique certes élémentaire, rudimentaire, mais qui provoque une souffrance insoutenable. Une technique, un procédé des plus barbares. Mais le miracle se produisit pour lui, ce jour-la, car une compagnie du 6 éme bataillons de chasseurs alpins passaient dans les parages, en opération de ratissage. Et il ne dut son salut que grâce à l’intervention de soldats alertés par des cris d’appels au secours. Il sera libéré en in extremis par le feu nourri de l'accrochage qui opposa maquisards du FLN et chasseurs alpins du 6 émet BCA.
Depuis cet événement, le harki se transforma une véritable machine à tuer. Il exécutera des plans diaboliques de trahisons qui couteront la vie à plusieurs maquisards et civils. Il était très au fait, déjà, des secrets des hommes qui avaient organisé la résistance a l'occupant. Il s’en donnera sans parcimonie, et mettra tous ses instincts, sa mémoire, ses relations passées, au service de sa vengeance personnel, par le truchement des objectifs et moyens de la mission de colonisation.
Il se fera remarquer par son attitude agressive envers les femmes, et surtout les enfants qu'il torturait secrètement pour obtenir des renseignements sur les maquisards de la famille. Ces maquisards qui pourtant, n’étaient autres que ses anciens copains du village, du même âge, et avec qui jadis, il jouait et riait, veillaient dehors, a la Djemaa, jusqu'à une heure tardive de la nuit.
Il mettra donc à profit ses propres relations pour collecter des renseignements sur les maquisards. Il ira jusqu’a torturer des enfants, en cachette, discrètement, pour leur soutirer des informations concernant tel ou tel maquisards. Mais cela ne l’empêchera pas toutefois de faire bénéficier sa mère de la générosité des familles et des notables notoirement respectées dans au sein du village. Ainsi pour répondre aux multiples sollicitations de sa mère qui continuait à mener une vie tranquille au sein de la société, et qui est allé le voir au camp, il n’hésitera pas à lui conseiller de s'adresser à la famille de Hadj Ali, qui avait dans le passé, avant que les restrictions de la guerre n’aient raréfié les produits alimentaires, l’habitude d’assister les familles nécessiteuses.
Sa mère : « Mon fils, je n’ai rien à manger. Tu sais bien que personne ne peut me prendre en charge, avant il y avait Hadj Ali, mais maintenant les choses ont changé, tu le sais bien »
Le Harki « Vas, tu n'a qu’a te restaurer chez Hadj Ali. Tu feras comme d’habitude, mais aujourd’hui plus que par le passé. »
Sa mère ; » Mais mon fils, les choses ont changé. Eux, sont des maquisards, mais toi tu es au camp (des français).
Le Harki : « je t'ai dit d’aller chez Hadj Ali. Tu fais comme si rien n’a changé. Il entre à la maison, et tu manges chez lui. Il ne refusera »
Un jour qui couta la vie au petit fils du roi Philippe, le lieutenant François d'Orléans, trois maquisards seront abattus dont un n'est autre justement que son "ancien tortionnaire" FLN. Un certain 11 octobre 1960, François d'Orléans, succomba à ses blessures dans le Sikorski qui le transféra vers l'hôpital Nagealen de Tizi Ouzou. Le Harki affable, Mohand Ouidir Ait Messaoud, dont nous avions déjà parlé dans nos premiers livres : Mémoires d'un enfant de la guerre (l’Harmattan) et les troupes du colonel Amirouche (Éditions Casbah) l'échappera belle ce jour en recevant lui aussi un projectile tiré de cette casemate, non loin du village Taourirt Ali Ouanacer, plus précisément a contre bas d'Imezouagh, et qui le blessa au centre, fort heureusement, très superficiellement. François d’Orléans, dont on raconte qu'Il fut atteint mortellement, serait allé porter secours à ce harki. Mais fort de sa réputation et du courage légendaire de ses ancêtres de la famille royale, il avait ordonné au harki et aux soldats qu'il commandait : "Aller, avancez ! Vous avez peur?"
Ce 11 octobre 1960, la France métropolitaine et "l'Algérie française" sur ordre du général De Gaulle pleuraient en même temps la mort du petit fils du roi Philippe, le lieutenant François d'Orléans, On décida alors 8 jours de deuil dans la France et dans ses possessions africaines. Le 11 octobre 1960, trois maquisards tombèrent sous le feu et les bidons de napalm dans un abri, a Imezouagh, les corps de deux de ces trois maquisards seront exposées au cimetière d'iferhounene, au lieu dit Sidi Mhand El Hadj. Le troisième sera transporté vers le lieu de sa naissance.
Ces deux maquisards sont natifs, l'un d'iferhounene, l'autre de Ait Zellal. C’est ce "tortionnaire" qui sera brulé par les harkis, pour se venger post mortem. Mais qu'importe, comme disait un de mes frères, que je sois dévoré par les chacals , jeté dans un fossé, ou encore livré aux flammes ici bas, que je ne suis qu'esprit, le corps inerte, sans vie, mort a jamais, pourvu que je ne sois pas déshonoré par mes actes. Le maquisard «tortionnaire" avait choisi son camp. Il était déterminé. Il aspirait à mourir pour la cause sacrée : la liberté du peuple algérien.
La vie reprend son cour, malgré les morts, la torture et les privations. Les chasseurs alpins quitteront a jamais ce beau pays, faits de montagnes, de mamelons, de cerisiers, d'oliviers, de figuiers, d'eau fraiche, minérale, de neige semi éternelle, de soleil phosphorescent, de ciel bleu azur, de nuits opaques, de nuages tantôt pourpres, tantôt gris chargées de la colère de Dieu.
La vie reprend espoir, les jeunes gens et les jeunes filles apprennent à aimer, a sourire, a fleurter, a faire l'amour légal, sans peur et sans souci.
Ces enfants terribles débridés, libérés de la peur et de la faim explosent comme des bombes et des balles de fusils mitrailleurs. Sans dégât matériels. Mais les préjugés sont toujours la. Un harki reste un harki, il faut donc le tuer. L’assaut donné aux collabos, n'a pu être contenu ni par les accords d'Évian, ni par l'organisation embryonnaire de l'Algérie fraichement indépendante. Plusieurs vont périr dans des conditions lamentables.
Certains harkis ont quitté le pays. Comment? Cela ne sert à rien de le savoir. Ils ont continué à couler des jours, malheureux, jusqu’à ce que les démocrates outre mer, décident de les considérer comme des citoyens français a part entière. Mais je reste sceptique et continue de croire comme mon ami chasseur alpin, appelé, que jamais celui qui a trahi son pays d'origine ne peut devenir un citoyen modèle dans un pays d'accueil, de servitude, d'allégeance.
Certains harkis pour sauver leurs tètes, ont quitté l'Algérie, sans demander leurs restes, abandonnant frères, mère et père,
Alors commence une vie infernale, pour ces pauvres algériens. Je me souviens de cette dame qui allait et venait, traversant le seuil de ma boutique, en criant toute sa rage, contre ses bambins sauvages qui l’insultaient, lui disaient même des gros mots. Faut dire que les enfants issus de la guerre, libérés de cette contrainte, n'avaient eu aucune éducation, leurs papas vivaient eux comme des bêtes traquée, ne pouvaient donc s'occuper de leur éducation, que dis-je, de leur nourriture,
La bonne femme, avait perdu la raison, elle aussi était le fruit de cette guerre sans pitié, proférait des menaces, jurait, disait meme des gros mots. La pauvre, un moment j'ai cru voir ma mère devant moi. Je ne pouvais supporter cette scène, de voir une dame qui aurait pu être ma mère, être insultée, par des garçons et des filles, et être traitée de tous les noms d'oiseaux, ou de répondre a ces insultes par le même langage vulgaire, grossier, obscène. La pauvre femme avait perdu la raison, elle courrait, et essayait, malgré son âge, son poids lourds, ta taille grande, de rattraper ces enfants sauvages, sans aucune éducation, grossiers, mais agiles.
Je fus saisi de stress, à l'idée que cette femme pouvait être ma mère. Elle n'est pas ma mère, elle est même la mère de ce harki, qui pendant bien des années, de cette guerre, était le maitre abord dans la région. Le Shérif, le Rambo, le tueur, le tortionnaire.
Mon instinct de conservation, mes sentiments humains, ma religion, tout cela m'a poussé à intervenir pour défendre cette pauvre femme. Dieu m’avait dicté de la sauver de la lapidation de ces polissons, ces voyous, je dirais.
Je mis fin a ce supplice. Le calme est revenu. La pauvre femme vint vers moi, mais n'osa pas dire un mot. Un peu comme une bête traquée, qui se réfugie dans la protection d'un autre animal plus puissant, disposé à le protéger, a le délivrer des menaces qui pèsent sur lui.
Je crois ce jour, avoir rencontra. Dieu, qui me guida vers cette femme et lui dire ; "madame, ne craignez rien, je suis la pour vous défendre. Je n'accepterai plus que vous soyez agressée. Et si quiconque dorénavant venait a importuné, vous savez ou me trouver. De votre protection, j'en ferai mon affaire!"
La pauvre femme n'avait plus, ni mari, ni fils, ni filles pour prendre son parti, encore moins la défendre ou la protéger. Tous l'ont quittée pour une vie tranquille, loin des représailles de la guerre.
La pauvre femme elle, est toujours la. Elle avait fait partie du mouvement général de la population en temps de guerre et continue d'exister dans ce paysage souriant de l'après-guerre. Elle mourut en gardant son lien indissoluble avec la mère patrie. Cette terre qui l'avait vu naitre, souffrir et mourir, elle ne la quittera jamais. À l'instar des fils et filles de cette terre sublime. Elle eut droit, devant la mort juste, mais implacable, au même titre que tout villageois rappelé a Dieu, a des funérailles traditionnelles, rites ancestrales, a la borda qui accompagne tous les morts dans leurs dernières demeures. Le Cheikh prononcera son oraison funèbre, et on ne pouvait la distinguer d'un autre mort. Les prieurs dans leurs habits blancs n'avaient à faire ce jour qu'une prière pour un mort pour lequel on pria Dieu de lui pardonner pour ses péchés personnels, mais loin de la référence à sa position vis à vis la guerre, de l'occupant Roumi. Il est vrai que cette pauvre femme était restée citoyenne du village a part entière et vivait la peur, la faim, l'oppression comme tout un chacun. La terre qui l'avait vu naitre ne la rejeta pas, et elle même n'a jamais cessé de s'accrocher à elle comme on s'accroche à la vie.
Dieu ait l'âme de cette vieille femme, elle venait de partir a jamais dans le royaume des morts, sans jamais songer à fuir vers le royaume des vivants que se miroitaient les esprits des hommes misérables en quête de travail. la bas en France, c'est la vraie vie, pensaient-ils avant de prendre le bateau pour revenir vieux, rongés par la nostalgie, la peau ravinée par le vin et autres liqueurs roumis, l'esprit en proie aux rêves du bon vieux temps, le temps de leurs vingt ans, happé a jamais par l’oubli et le changement. Mais pour les harkis cela est une autre affaire de l’humanité entière.